Les poupées de l’Antiquité grecque
Nous publions le compte rendu d’une séance du séminaire de l’Afreloce/ENS, qui a eu lieu en mars 2023. Ce texte était resté inédit mais la recherche est toujours d’actualité : le livre de Véronique Dasen a été publié, la présentation est à retrouver ici.
On pourra y trouver, en plus des travaux présentés lors du séminaire, une section brève sur ces représentations de poupées tenues par les garçons.
Vous pourrez trouve également les principales nouveautés qui ont fait l’objet d’un numéro pour la revue Antike Welt : https://www.swisstransfer.com/d/18a8df21-5936-459c-8d72-6c920673aacc
Nous remercions Déborah Lévy-Bertherat, qui a rédigé le compte rendu suivant.
***
Archéologue, professeure à l’université de Fribourg (Suisse), Véronique Dasen est spécialiste de l’histoire du corps dans l’Antiquité, des savoirs médicaux et magiques, et de l’histoire de la culture ludique, de l’enfance, et des études de genre. Elle dirige depuis 2017 un projet du Conseil Européen de la recherche intitulé Locus Ludi, portant sur l’histoire de l’apprentissage et des jeux dans l’Antiquité (projet ERC).
Véronique Dasen présente ses travaux récents sur le jeu, notamment la collection éditoriale « Jeu/play/spiel », de l’Université de Liège, créée en 2021, qui accueille des études sur toutes les périodes, de l’Antiquité aux jeux vidéo.
Comprendre les différences
Elle commence par rappeler qu’il faut avant tout remettre les jeux et jouets dans l’histoire, pour comprendre non pas les ressemblances mais les différences. La ressemblance des poupées à travers le temps est trompeuse. Son nouveau travail de recherche porte particulièrement sur les poupées articulées – toutes ne le sont pas. Fabriquées en terre cuite, os ou ivoire, elles sont de taille réduite (en moyenne 12-25 cm) et, comme les « Barbies » modernes, ont un corps sexué de femme adulte.
Actualité de la recherche sur les poupées antiques
L’actualité de cette recherche est très riche. Une exposition sur les poupées antiques se prépare pour 2025 au musée d’Yverdon. On y trouvera notamment des reconstitutions de poupées antiques. L’équipe comprend la doctorante Kyriaki Katsarelia, une postdoctorante, Pauline Maillard, Chiara Bianchi (poupées romaines) et Marie-Lys Arnette (égyptologue). Un colloque a eu lieu en juin 2022 sur les poupées romaines, un autre en 2023 sur les poupées grecques.
Le jouet : un mot et une motion moderne
Le mot apparaît en français au XIIIe s. et n’a pas d’équivalent en grec ni en latin. Le mot grec Athurma désigne ce qui fait plaisir, divertit, tandis que ludicrum, en latin, désigne le plaisir (au cirque, au théâtre).
La poupée antique est-elle un jouet ?
Eric Dieu propose de traduire « poupée » par « mannequin », puisqu’il s’agit de sculptures mobiles de forme humaine.
La réflexion sur les poupées est ancienne : Saint Jérôme évoque l’importance des questionnements autour des poupées des enfants. Des tableaux de la fin du XIXe s. représentant l’Antiquité évoquent le sacrifice des poupées au sortir de l’enfance, ce qu’on remet aujourd’hui partiellement en question. Aucun texte, en effet, ne mentionne des filles jouant à la poupée dans un contexte profane.
Le plus souvent, les poupées représentent des femmes. Les articulations suggèrent une manipulation. Elles ne tiennent pas debout et étaient sans doute suspendues à un fil (tête percée au sommet).
Elles appartiennent à la culture matérielle d’une classe d’âge, avant l’âge adulte, soit 14-15 ans, âge du mariage, pour les filles, et dix-huit ans, âge de la majorité civique, pour les garçons. Leur contexte votif est mal connu du côté romain, mais bien documenté en Grèce.
Approche philologique
Les mots korê et pupa (qui signifient aussi « pupille ») désignent l’objet comme un double. Le grec numphê désigna aussi bien la poupée que « l’épousée »
Jean-Pierre Rossie s’est intéressé aux jeux actuels dans le haut Atlas, où des petites filles jouent au mariage, des coquillages figurant les invités ! Pauline Maillard s’est intéressée à une fabrique de poupées à Athènes, en terre cuite, produites en série (X-IIe s. av JC).
L’infantilisation de la poupée
Bartolomé De Las Casas évoque le jeu des enfants avec des poupées, et décrit les populations autochtones comme infantiles car manipulant des poupées. Sara Petrella a étudié la présence de miniatures dans les musées européens.
Les différents types de poupées
• Les idoles-cloches de terre cuite, qui ont les jambes mobiles, mais pas les bras, sont les plus anciennes (Béotie, X-Ve s.). Peut-être les jeunes filles en fabriquaient-elles elles-mêmes. On a essayé de les lier au rite des Daidala, fête qui a lieu tous les sept ans, où des poupées sont vêtues comme des mariées puis sont brûlées.
Au Japon, dans la baie d’Osaka, lors de la fête des poupées, on en offre une aux enfants, et on en met une autre sur un bateau avant de les brûler.
• Les poupées moulées
- Type I : poupée debout
Elles évoquent des danseuses, les danses du mariage.
Au Ve siècle, des poupées bivalves étaient-elles vêtues ?
– Type II ; poupée abrégée, sans jambe ou sans bras (bras mobiles manquants)
– Type III : orientales IVe s av JC. Assises, elles ont les bras mobiles.
• Aphrodites orientales de Smyrne, avec de hauts diadèmes et des semelles compensées. Elles sont étudiées par Isabelle Hasselin Rous.
• Déesse orientale nue de la fertilité ? Des Aphrodites orientales enceintes ont un petit bébé dans un tiroir ouvrant, sans doute à fonction propitiatoire pour la grossesse.
Mise en scène de normes corporelles et de valeurs sociales
La poupée est un objet qui reste transitionnel (avant/après mariage + humaine/divine). Le mariage est une petite mort pour les filles, comme pour Korê devenant Perséphone. La mobilité des pieds, et la présence de sandales dans les sépultures, indique le mouvement nécessaire du mariage (quitter la maison des parents)
Poupées garçons
On en a trouvé plus de 900 à Corinthe. Cela dit beaucoup du corps ambivalent du passage. Des couples de poupées pourraient représenter le moment du mariage où les époux sont dévoilés au public.
Quelle est la biographie de ces objets ?
Quand sont-ils donnés ? Ils ne sont pas faits pour jouer. On les retrouve dans les tombes de toutes petites filles (3 ans, avec des tasses-biberons), au moment où l’enfant est accueilli de manière sexuée dans la communauté. Elles figuraient peut-être des danseuses de pyrrhique, danse guerrière, représentant une force féminine. En Grèce moderne (XVIe-XVIIe s.) on offrait une poupée au moment du baptême.
Les bas-reliefs et les peintures montrent comment elles étaient manipulées, suspendues par un fil. Sur un vase d’Italie du Sud (lécythe apulien), datant de 350-340 av. J .-C ., on voit la future mariée qui reçoit des objets symboliques. La poupée articulée, dont le rehaut blanc a disparu, de même qu’un xylophone tendu par un garçon. Sur un vase funéraire très orné, on la voit nettement, tenue par un garçon, pendue à un fil. On met en scène ce qui aurait dû se passer si la jeune fille avait vécu, on peint la fête qui aurait dû avoir lieu.
En Lybie, dans la nécropole de Cyrène, sur une statue volée, on voit Déméter qui tient une poupée vêtue, et sur une autre une poupée nue.
Conclusion
Les poupées antiques ne sont pas des jouets au sens contemporain du terme. Il se peut que les poupées enterrées avec l’enfant ou la jeune fille représente l’animation qui continue après la mort. Elles sont associées à la danse et à la musique (certaines tiennent des instruments), elles sont actives, performantes, ce ne sont pas des potiches !
Bibliographie
Bianchi Chiara, Pupae: Bambole articolate di età romana, Chauvigny, Association des Publications Chauvinoises, in press.
Dasen, V., Verbanck-Piérard, A., “Poupées grecques en image : du jeu au rite”, in V. Dasen, Th. Daniaux (eds), Locus Ludi. Quoi de neuf dans la culture ludique antique ?, Pallas, 119, 2022, 349-378.
Dasen, V., 2010, « Archéologie funéraire et histoire de l’enfance dans l’Antiquité: nouveaux enjeux, nouvelles perspectives », dans A .-M . Guimier-Sorbet et Y. Morizot (éd .), L’Enfant et la mort dans l’Antiquité, I. Nouvelles recherches dans les nécropoles grecques. Le signalement des tombes d’enfants, Paris, p. 19-44.
Dasen, V., 2012, « Cherchez l’enfant ! La question de l’identité à partir du matériel funéraire », dans A. Hermary et C. Dubois (dir.), L’enfant et la mort dans l’Antiquité, III, Le matériel associé aux tombes d’enfants, Paris – Aix-en-Provence, p . 9-22.
Dasen, V., 2015, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes. Dasen, V., 2016, Jeux de l’amour et du hasard en Grèce ancienne, Kernos, 29, p. 73-100.
Dasen, V., 2018, « Ganymède ou l’immortalité en jeu, Kernos », 31, p. 119-140.
Dasen, V. (éd.), 2019, Ludique ! Jouer dans l’Antiquité, Catalogue de l’exposition, Lyon Lugdunum, Musée et théâtres romains, 20 juin – 1er décembre 2019, Gand, Lyon.
Dieu, É., 2022, « Les désignations du « jouet » en grec ancien et en latin », dans V. Dasen et M . Vespa (éd.), Toys as Cultural Artefacts in Ancient Greece, Etruria and Rome, Dremil-Lafage, sous presse.
Dunand, F ., 2018, Corps vivants des dieux. Les statues animées dans le monde méditerranéen antique, Paris.
Hasselin Rous, I., 2019, « Jeux de balle », in V. Dasen (ed.), Ludique : jouer dans l’Antiquité, catalogue d’exposition, Lyon, Lugdunum – Musée et théâtres romains (19 juin au 1er décembre 2019), Lyon, Gent, p. 56-57.
Langdon, S., 2007, “The Awkward Age: Art and Maturation in Early Greece”, dans A. Cohen et J. Rutter (éd.), Constructions of Childhood in the Ancient World, Princeton, p. 173-191.
Manson, M., 1991, « Jouets et jeux de l’enfance : les poupées antiques », dans R. May et al. (éd.), Jouer dans l’Antiquité, Catalogue de l’exposition, Marseille, Musée d’Archéologie méditerranéenne, Centre de la Vieille Charité, 22 novembre 1991 – 16 février 1992, Paris, p . 54-58.
Rossie, J.-P., 2019, « Les jeux des enfants de l’Afrique du Nord et du Sahara », dans V. Dasen (éd.), Ludique. Jouer dans l’Antiquité, Catalogue de l’exposition, Lugdunum, musée et théâtres romains, 20 juin-1er décembre 2019, Gand, p. 115-117.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
C.Noûs (5 décembre 2024). Les poupées de l’Antiquité grecque. Le magasin des enfants. Consulté le 24 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12u50
