Colloque enfantiste

Le Magasin des enfants, site de l’Afreloce, publie des programmes de séminaires, de colloques, de journées d’étude, annonce des publications sur la littérature et la culture d’enfance, relaie des appels à communications. Carnet de recherches de la plateforme Hypotheses, il a été aussi pensé pour être un espace de réflexion, où des chercheurs et des chercheuses sont invitées à partager des idées en cours. Dans ce billet, Mathilde Lévêque poursuit ses réflexions sur l’enfantisme, commencées dans un précédent billet publié en 2022 sur ce même carnet de recherches. Une version en anglais de ce billet est publiée sur le blog du Childism Institut.

Les 3 et 4 octobre 2024, j’ai participé à un colloque international sur la misopédie, organisé à l’université de Limoges par Cécile Kovacshazy, collègue comparatiste. Je voudrais partager ici mes impressions et quelques idées, notamment sur ce que ce colloque apporte à ma réflexion sur l’enfantisme.

Ce colloque a été une première à bien des égards, tout d’abord parce que jamais une manifestation scientifique interdisciplinaire n’avait encore eu lieu dans une université française sur ce sujet, nouveau et novateur (sans doute aussi dérangeant, comme bien des choses nouvelles). La nouveauté, pour moi, était aussi de participer au premier colloque enfantiste, et au terme de ces deux journées, j’ai ressenti le besoin de revenir sur un billet que j’avais écrit en 2022, au moment où j’entendais parler pour la première fois du « Childism » comme nouveau concept, nouveau paradigme, nouvelle théorie critique.

L’enfantisme, traduction possible de l’anglais « childism », est une théorie critique qui a fait son apparition au cours des années 2000 dans le champ des sciences sociales et en particulier dans celui des “Childhood studies”. Afin de mieux la comprendre, une comparaison est souvent faite avec le féminisme, l’antiracisme ou le décolonialisme : il s’agit bien en effet de lutter contre des préjugés, des stéréotypes et contre toutes les formes de discrimination dont sont victimes les enfants et les adolescents. L’enfantisme, comme courant de pensée et de recherche, place les enfants et leurs expériences au centre de la réflexion, dans le but de transformer les structures et les normes sociales. Dans ce courant, parfois perçu comme relevant de la recherche radicale, l’enfantisme est mis au regard de l’adultisme, qui désigne la domination exercée par les adultes sur les enfants et les adolescents (toutes les personnes qualifiées de « mineures »), précisément parce qu’ils sont des enfants et des adolescents, personnes jugées inférieures en raison de leur âge. Un exemple de revendication est celui du droit de vote, question à laquelle Clémentine Beauvais vient de consacrer un essai ¹. On parle aussi parfois d’âgisme, même si le terme est souvent utilisé pour parler du “grand âge” et des personnes (très) âgées. Laelia Benoît, dans un récent essai publié au Seuil, propose le terme d'”infantisme”, dans une autre perspective. En effet, selon Laelia Benoît, l’anglais “Childism” comporte une ambiguïté, désignant la théorie critique qui s’attaque aux stéréotypes mais aussi l’ensemble des stéréotypes, préjugés et discriminations liées au fait d’être une personne mineure. Il s’agit ici de la théorie développée par la psychanalyste américaine Elisabeth Young-Bruehl. S’appuyant sur cette approche, Laelia Benoît propose, au regard de l’enfantisme, un autre mot, l’ “infantisme”, pour désigner ce phénomène de discrimination (comme le terme “adultisme”, l’ “infantisme” est comparable au racisme ou au sexisme).

En octobre 2024, un colloque sur l’enfantisme et, de surcroît, enfantiste, est possible. Cécile Kovacshazy a réussi l’exploit de réunir des spécialistes de différents domaines, qu’ils et elles aient ou non une étiquette universitaire, chercheur.euses, militant.es, acteur.rices de terrain, artistes. L’interdisciplinarité est un terme commode que l’institution universitaire utilise fréquemment mais qui reste malheureusement bien souvent une approche inopérante, creuse ou décevante. Tel n’a pas été le cas dans ce colloque, tant le dialogue et la cohérence ont été d’emblée remarquables, entre la philosophie, la psychologie, l’anthropologie, les sciences sociales, les sciences de l’éducation, la littérature, la psychiatrie, le droit et même l’économie et la gestion. Il me semble significatif que le sujet choisi permette précisément le dialogue entre les disciplines, tant le décloisonnement est nécessaire voire essentiel et fondamental à qui s’intéresse à l’enfantisme.

L’enfantisme suppose en effet une prise de conscience, un changement radical de perspective, une remise en cause induisant aussi – chose peut-être parfois difficile à admettre parmi les universitaires – un inconfort intellectuel qu’il faut savoir accepter, afin de se poser des questions qui ne peuvent trouver de réponses qu’en apprenant des autres et en écoutant les autres. La proximité de l’enfantisme avec le féminisme, l’antiracisme, le décolonialisme ou l’antispécisme induit également cette nécessaire ouverture. Une autre grande satisfaction de ce colloque a été pour moi de rencontrer des personnes dont j’avais lu les travaux mais que je n’avais jamais rencontrées, et de faire la connaissance d’autres personnes, d’autres travaux, d’autres idées. Un colloque prend ainsi pleinement son sens.

J’ai été plus surprise – agréablement – par l’atmosphère générale du colloque : plusieurs personnes se connaissaient, notamment du fait de leur engagement (le colloque était organisé en partenariat avec l’OVEO), d’autres étaient plus isolées – c’était mon cas – , mais d’emblée, là encore, j’ai ressenti une extraordinaire bienveillance dans les échanges. Les colloques sont souvent être le lieu de rapports de domination, de pouvoir, de carrière, où peut s’exercer une forme de violence académique, même dissimulée. Mais là encore, c’est le sujet même du colloque qui a permis, à mon sens, de créer immédiatement un espace sécurisant : étudier et analyser la domination adulte n’est possible qu’en éliminant autant que possible tous les autres rapports de domination. Question de cohérence mais, surtout, d’engagement. Autre cohérence, de tout jeunes enfants étaient aussi présents à plusieurs moments du colloque – et tout s’est très bien passé. J’ai trouvé extraordinaire de voir s’exercer la dynamique d’un collectif, d’en voir bouger les formes, d’en voir grandir la force. Il est déjà prévu une deuxième édition de ce colloque, l’an prochain, en 2025.

En 2022, quand je rédigeais un premier billet sur l’enfantisme, je me demandais si, dans ma pratique de chercheuse, j’étais enfantiste. Ma réponse était alors réservée. Depuis, j’ai lu, j’ai réfléchi, notamment sur un problème que pose, selon moi, la littérature pour la jeunesse et la recherche dans ce domaine. L’étude de la littérature de jeunesse, d’un point de vue universitaire en particulier, s’est construite sur l’analyse des textes, des images, des discours, avec les outils empruntés aux études littéraires, sémiotiques ou historiques, entre autres, dans un processus de légitimation. Si la littérature de jeunesse a trouvé sa place dans le champ universitaire, si cette légitimation est, à mon avis, en grande partie acquise, il me semble aussi qu’elle a pu se faire au détriment d’une réflexion approfondie sur l’enfance qui, paradoxalement, a été mise un peu de côté. Exception faite des études de réception (dont il faudrait se demander si elles sont enfantistes), les enfants et les adolescent·es sont peu prises en compte par les chercheur·euses en littérature de jeunesse.

Ce qui m’intéresse, c’est de choisir la perspective critique de l’enfantisme pour mieux penser l’enfance et les enfants dans les livres qui leur sont destinés. En effet, la littérature de jeunesse, par définition et dès ses origines, est fondée sur une articulation entre apprentissage et divertissement et elle est également assymétrique, écrite, conçue, diffusée, prescrite, etc. par des adultes pour des enfants. Ces deux caractéristiques fondamentales conduisent, évidemment à mon sens, à des processus de domination qui, il me semble, ne sont quasiment jamais pris en compte dans les recherches, ou très rarement.

Préparer ma communication pour ce colloque, tout comme rédiger un chapitre pour un livre à venir, coordonné par Virginie Tellier et Pierre-Louis Fort (CY Paris Université), ont donc été l’occasion pour moi de démêler les fils très embrouillés d’une réflexion entamée il y a plusieurs années, de mieux en identifier les écueils, d’ouvrir d’autres questions, et de me mettre aussi, quelque part, dans une forme d’accord avec moi-même, comme chercheuse, comme enseignante et peut-être aussi comme personne. J’avais déjà eu l’occasion de l’exprimer pour mon habilitation à diriger des recherches, en 2020 : travailler sur la littérature pour enfants doit conduire à s’interroger sur l’enfance mais aussi, peu ou prou, sur son propre rapport à l’enfance et sur son enfance, mais aussi sur son statut d’adulte par rapport aux enfants, réels (que l’on croise dans la « vraie » vie) ou imaginaires (que l’on rencontre dans la fiction). En 2024, ma position a donc beaucoup évolué par rapport à celle exprimée en 2022.

Je dirais aujourd’hui que, si je ne suis pas militante, je me sens plus légitime pour me qualifier de chercheuse enfantiste, qui interroge différemment ses objets de recherche et qui se demande comment créer de nouveaux modes de recherche, avec et pour les enfants. Dans mon université, pour la première fois, je propose un séminaire de recherche pour les étudiant·es de master sur l’enfantisme et la littérature pour la jeunesse : je verrai où me conduisent les étudiant·es, l’expérience est aussi nouvelle pour moi, et sur ce que nous produirons collectivement.

Ces 3 et 4 octobre, grâce à ce colloque sur l’enfantisme, il est possible aussi désormais de définir plus clairement ce que peut être un colloque enfantiste, à savoir :

• proposer des approches inter- voire transdisciplinaires et intersectionnelles
• créer un espace sécurisant pour les personnes, tant d’un point de vue physique que d’un point de vue intellectuel (si tant est qu’on puisse les envisager séparément)
• ouvrir la recherche aux acteur·rices de terrain, aux militant.es, aux artistes, inventer des modes de communication mixtes, entre exposés scientifiques et performances artistiques
• accepter l’inconfort d’être confronté·es à d’autres points de vue, être prêt.es à des prises de conscience, ne pas rester campé·e sur sa recherche ou ses positions
• prévoir des repas végétariens et vegans (l’enfantisme est non seulement proche du féminisme mais aussi de l’animalisme et de l’anti-spécisme)
• accueillir les jeunes personnes – sur ce point, il faudrait réfléchir encore aux conditions d’accueil, en terme d’espace (un amphi d’université n’est pas un lieu particulièrement propice) et de temporalité (les temps de parole sont-ils trop longs ou trop courts, faut-il réserver plus de temps collectif de discussion, davantage de pauses ?) : en réalité, réfléchir à l’accueil des jeunes personnes peut permettre de créer de meilleures conditions de travail et d’échange pour tout·es, afin d’atténuer au maximum les effets de l’âge mais aussi de classe (au sens large, je pense aux personnes qui se sont présentées dans les discussions comme « je ne suis rien » ( !) sous-entendant, je n’ai pas de titre universitaire) sans oublier non plus les effets du validisme. Réfléchir à un accueil enfantiste est sans doute l’une des clés d’une réelle « inclusion ».

Si ce colloque est fondateur par la thématique qu’il traite et par les recherches qui ont été rassemblées et par celles qui vont s’ouvrir, je pense qu’il l’est aussi pour la nécessité, imposée par la thématique, de réfléchir à des modes de recherche résolument enfantistes, et pas seulement quand on travaille sur l’enfance. Être un·e chercheur·euse enfantiste c’est aussi apprendre à organiser des colloques enfantistes, sans nécessairement établir de lien entre cette perspective, qui est autant une position qu’une réflexion et un engagement, et une thématique particulière. Bien sûr, il est plus commode, dans un premier temps, de construire des colloques (ou tout autre manifestation scientifique) enfantistes en lien avec l’enfance, mais on pourrait tout à fait imager des colloques enfantistes sur d’autres thématiques. Cette démarche ne consiste pas, il faut y prendre garde, à déposséder les enfants de thématiques qui leur seraient propres, ni d’adopter par là-même une position adultiste : le risque serait en effet de concevoir un colloque enfantiste sans lien avec l’enfance.

Tel n’est pas mon propos : bien au contraire, il s’agit de ne pas systématiquement rattacher un colloque enfantiste à une thématique d’emblée placée du côté des Childhood studies (dont la littérature de jeunesse) – ce qui reviendrait à penser qu’il existe des thématiques propres aux colloques enfantistes et d’autres qui ne le seraient pas. Au lieu de séparer les enfants et de les isoler dans des espaces prévus pour eux – ce qui est déjà le cas dans notre organisation sociale – il conviendrait de concevoir les enfants comme participant·es potientiel·les de tout type de manifestation scientifique, comme toute personne, d’aller au rebours de leur marginalisation en leur ouvrant les espaces de la recherche qui les concernent, certes, mais aussi ceux qui les concernent apparemment moins directement. Tout, en effet, en recherche, concerne les enfants, comme la recherche concerne tout individu, sans distinction d’âge.

Être chercheur·euse enfantiste, c’est donc aussi envisager des transformations profondes dans ses pratiques de recherche et dans leurs modes de communication avec d’autres personnes, tant le collectif est aussi essentiel : une telle entreprise ne saurait se faire seul.e, il est nécessaire de s’y engager à plusieurs, aussi parce qu’elle est menacée, contestée, critiquée, dénigrée. Bousculer les normes n’est pas chose facile, dans le champ académique comme ailleurs, mais être un·e chercheur·euse enfantiste suppose de participer à ces bouleversements et de construire de nouvelles formes de recherche et peut-être aussi d’enseignement, tant la transmission est aussi capitale.

Merci infiniment à Cécile Kovacshazy pour son invitation, pour avoir eu le courage et la détermination d’organiser ce colloque, merci également à ses étudiantes pour leur implication dans son organisation, leur disponibilité et leur enthousiasme. Merci enfin à Tanu Biswas pour m’avoir donné l’idée d’écrire ce billet et merci à Cécile Boulaire pour sa relecture attentive.

1. Clémentine Beauvais, Pour le droit de vote dès la naissance, Tracts Gallimard n°59, septembre 2024 ↩︎

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